[Jurisprudence CIR] La justification d’une démarche scientifique de plus en plus examinée lors du contrôle de l’éligibilité des projets

La société requérante, agissant en qualité de liquidatrice judiciaire de la société Terranère qui exerçait une activité de conception et fabrication de pièces innovantes de vélos, demande le remboursement de son CIR relatif à deux projets pour l’année 2015 ainsi qu’une contre-expertise préalable au jugement.

Sur l’éligibilité du projet n°1

Ce projet consiste en la création d’une potence de vélo articulée en matériaux composites offrant une résistance comparable aux potences métalliques et incluant une fonction antivol, ainsi qu’une fonction de pliage destinée à réduire l’encombrement du vélo en vue de son rangement et de son transport.

L’expert de la délégation régionale à la recherche et à la technologie (DRRT) qui a été consulté a rejeté son éligibilité au CIR pour trois raisons :

  • La complexité des choix opérés par l’entreprise en ce qui concerne les matériaux, leur mise en œuvre et la conception mécanique du dispositif impliquait une démarche rigoureuse qui n’était pas suffisamment explicitée dans le dossier de demande.
  • L’état de l’art n’était pas suffisamment documenté.
  • Les apports des travaux en cause sur la levée des verrous scientifiques et techniques n’étaient pas démontrés.

Il en conclut que ce projet s’apparentait finalement à une étude de conception dont l’incertitude provenait exclusivement de la faisabilité des objectifs fixés dans le cahier des charges, mais qui ne procédait pas d’une véritable démarche de recherche scientifique.

La Cour, en s’appuyant sur le dossier technique du projet et sur le rapport de l’expert, juge que :

  • L’exposé technique de l’état des connaissances en matière d’injection des composites se limite à une présentation des difficultés identifiées dans le cadre de la mise en œuvre de ces matériaux, ainsi que de la variabilité et des incertitudes qui en résultent, mais ne repose pas sur l’étude bibliographique approfondie que le choix des matériaux retenus ainsi que des procédés de mise en œuvre aurait justifié, seules deux références de publication étant mentionnées.
  • La présentation de l’état des solutions techniques déjà explorées en matière de réduction de l’encombrement des vélos et de dispositifs les protégeant contre le vol se limite à un inventaire des dispositifs disponibles sur le marché et des brevets déposés, associé à une étude des avantages et inconvénients de chaque dispositif, aboutissant à la justification d’une solution combinée intégrée à la potence, sans toutefois que ce choix soit appuyé par une démonstration technique argumentée.

Le projet n’est pas éligible pour l’année 2015, même s’il l’avait été les années précédentes. La Cour retient ainsi que le projet ne résultait pas d’une démarche de conception d’une solution nouvelle susceptible de faire avance l’état des connaissances.

Sur l’éligibilité du projet n°2

Le projet consistait à définir, réaliser, évaluer, expérimenter sur prototype et valider un système de changement de vitesse intégré, piloté par une commande unique située sur le guidon du vélo et reposant sur une synchronisation des dérailleurs avant et arrière.

 L’expert de la DRRT qui a été consulté a rejeté son éligibilité au CIR pour deux raisons :

  • Le projet a essentiellement consisté en la modification d’un certain nombre de pièces entrant habituellement dans la composition des systèmes de dérailleur et de leurs commandes et que la nécessité de ces ajustements avait essentiellement été mise en évidence lors de tests sur des prototypes, réalisés de façon itérative au fur à mesure des modifications en atelier.
  • Le dossier technique présenté à l’appui de la demande de CIR ne permettait pas de révéler qu’une démarche systématique procédant d’une véritable démarche scientifique aurait guidé ces travaux.

La Cour, en s’appuyant sur le dossier technique du projet et sur le rapport de l’expert susmentionné, juge que :

  • Le projet en cause retient d’emblée une solution technique prédéfinie, s’inscrivant dans le prolongement d’un système déjà breveté par l’entreprise en 2012, sans que cette définition ne fasse l’objet de justifications techniques argumentées
  • Il s’appuie sur une analyse de l’état de l’art qui se limite à un inventaire des solutions déjà mises sur le marché par des concurrents et des brevets déposés
  • Le dossier technique ne permet pas d’identifier qu’une réflexion théorique sous-jacente aurait guidé ces opérations. Les références théoriques demeurent peu nombreuses et aucun plan d’essai global permettant d’atteindre l’objectif recherché, à savoir la mise au point d’un dispositif fiable de changement de vitesse incluant une synchronisation des deux dérailleurs, n’a été exposé.

→ Le projet n’est pas éligible pour l’année 2015, même s’il l’avait été les années précédentes. La Cour retient ainsi que le projet ne résultait pas d’une démarche de conception d’une solution nouvelle susceptible de faire avance l’état des connaissances.

Cet arrêt témoigne du fait que la démarche menée est de plus en plus regardée par les experts : documenter et analyser l’état de l’art (qui ne doit pas se résumer à un état des solutions du marché), et mettre en avant les avancées scientifiques permises par les travaux sont donc primordiaux. En cela, même si les sociétés mènent des projets autour de produits à commercialiser, il convient toujours de déceler le verrou scientifique inhérent à l’opération et qui rend le projet éligible.

Par ailleurs, les travaux de conception ou d’innovation doivent être poussés et chaque critère d’éligibilité bien documenté pour montrer le caractère R&D des travaux et ainsi être éligibles au CIR. L’établissement d’un état de l’art scientifique qui montre les limites des connaissances techniques au moment du lancement du projet est à la base de cette démonstration.

Source : CAA de DOUAI, 19 septembre 2024, Terranère, 23DA00938